LE CONFINEMENT : UN ENTRE-DEUX OU L’AUTRE NOUS ÉCHAPPE ? 

Beaucoup de discours actuels se mobilisent autour d’un avant et d’un après Covid-19, positionnant finalement cet état actuel de confinement comme un entre-deux. Mais, est-ce un entre-deux spatial renvoyant à un lieu de confinement ? Dans ce cas rester chez soi revient à trouver un refuge, un lieu dans lequel, à l’abri des autres, on attend que la vague passe, un lieu où le repli sur soi devient synonyme de protection. Mais un refuge, dans lequel, bien qu’à l’abri du virus certains sont exposés à d’autres violences (précarité, violences familiales …), un refuge qui nous expose autrement à l’autre. Est-ce un entre-deux temporel renvoyant à un moment d’arrêt, de sidération ? L’entre-deux devient alors un temps d’attente marqué par le doute (pas encore infecté mais pas non plus immunisé), un état transitoire dans lequel on se retrouve en position de sursis. Pourrait-on également le penser comme un espace de mise en tension amenant à un changement d’état ? C’est-à-dire qu’il ne s’agirait pas d’établir une frontière mais d’ouvrir un espace dynamique dans lequel il est possible de « faire la différence », un espace-temps dans lequel pourrait se créer du nouveau. L’entre-deux devient alors être pourvoyeur d’innovation : inventer un nouveau rapport à l’autre, une nouvelle société, une nouvelle façon de travailler. Toutefois (se) réinventer oblige à faire le deuil d’un avant qu’on ne retrouvera pas avant un certain temps et à perdre de vue nos repères. 

Dans cette période, où chacun est renvoyé à sa responsabilité, dans une altérité à l’autre mais aussi une altérité à soi, comment peut-on encore accueillir l’autre ? Cet autre qui devient suspect puisque potentiellement contagieux, dangereux. Ce nouveau rapport à l’autre, qui est en train de prendre place dans l’imaginaire collectif autant que dans les fantasmes individuels, va probablement redéfinir les places imaginaires et/ou symboliques des uns et des autres. L’entre-deux du confinement se décline, me semble-t-il en plusieurs temporalités : à la réciprocité d’une peur de l’autre et d’une peur pour l’autre, qui a eu pour conséquence que chacun se soumette volontairement à l’enfermement, à la réclusion, se substitue la joie de retrouver l’autre à l’annonce de la sortie du confinement. Cet espace-temps, je le requalifierais volontiers de marge, c’est-à-dire un espace excentré ou décalé, un espace dans lequel il est possible de réélaborer un nouveau rapport à soi, à l’autre, au monde et duquel chacun de nous va pourtant devoir s’extraire avec plus ou moins d’angoisse. Un espace qui permet de revoiler un Réel irreprésentable et inimaginable avant de reprendre pied dans la réalité. La marge est aussi ce bord blanc qui borde un texte et dans lequel il est possible de consigner des annotations en interaction avec le corps du texte. C’est un lieu vide que l’on peut occuper à partir de sa singularité tout en étant en relation avec l’autre. En suivant Jacques Derrida sur le concept de différance, il s’agit pour le sujet de désigner ce qui diffère de soi, d’établir l’écart différentiel entre soi et l’autre. N’est-ce pas cela que nous sommes en train de créer, une marge offrant finalement la possibilité de retrouver une présence à l’autre, un autre que l’agitation de la vie nous avait peut-être fait un peu oublier ? L’impossibilité de se voir, de se toucher nous engage à trouver de nouvelles modalités du lien. Cette crise du coronavirus, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire d’un moment décisif ouvrant sur une prise de décision, va probablement engendrer une nouvelle relation entre le collectif et l’individuel et une nouvelle façon d’accueillir l’autre. 

Cette question de l’accueil, je me la suis posée au regard de l’exemple des enseignants qui vivent en ce moment un entre-deux particulièrement inconfortable. Encore en train d’imaginer de nouvelles formes de « continuité pédagogique » à distance et déjà en train de préparer la rentrée en présentielle. Mettre en place des modalités de continuité pédagogique et des mesures de distanciation sociale lors du retour à l’école ne doivent toutefois pas faire oublier, à mon sens, la dimension de l’accueil. Accueillir un élève à partir du 11 mai ne doit pas nous faire oublier qu’il s’agit également d’accueillir des enfants, des sujets traversés par des angoisses qui ne se sont pas forcément exprimées. Que veut dire alors accueillir l’autre ? Au-delà de l’aspect spatial et organisationnel, il est nécessaire d’accueillir la subjectivité, les questions des enfants, leurs peurs et celles de leurs parents, accueillir un dire qui cherche à se faire entendre. Tenir un cadre dans lequel l’enseignant pourrait être un « répondant », c’est à dire « un sujet qui reçoit, accueille et soutient nos questions sur ce que nous sommes et devenons » (Kaës, Le malêtre, 2012, p. 17) sera certainement essentiel. Ledit « raccrochage scolaire » passera probablement par la nécessité d’offrir un espace d’énonciation aux enfants avant même la mise en place de quelconques apprentissages. Parce qu’on  ne peut pas reprendre là où l’on s’était arrêté comme si de rien était, peut-être sera-t-il important de permettre aux enfants pourra éprouver l’effet de la parole avant de reprendre le chemin des apprentissages scolaires. Prendre le temps de reconstruire ce que l’Éducation nationale définit dans ses textes officiels par un « vivre ensemble », alors que la peur exacerbe les comportements irraisonnés face à un virus qui ne se voit pas et qui fait flamber l’imaginaire, tel va être la difficile mission des enseignants. Dans une perspective optimiste, on pourrait penser que cette situation soutiendra une réflexion sur la place accordée à l’enfant dans l’école.
Si comme le suggère Clothilde Leguil, certains considèrent que « “ Je ”, c'est se replier sur soi. Se regarder soi-même. Oublier l'Autre, oublier tous les autres. » (Je, une traversée des identités, 2018), « Je », c’est aussi prendre place en son nom et accepter que le sujet ne s’efface pas. Le sujet sortira-t-il altéré de cette crise qui nous enjoint plus que jamais à s’inscrire dans un « Nous » communautaire et solidaire et qui renvoie pourtant chacun à sa propre solitude ? 


Pascaline TISSOT, Doctorante en sciences de l’éducation.
Laboratoire CIRCEFT-CLEF-apsi, Paris 8 

Publié le 2 mai 2020