UNE PRISE DE CONSCIENCE HUMAINE POUR UN MONDE EN DEVENIR ?
Texte en trois actes

Un état de stupeur à l’échelle mondiale


A peine les Hommes se dégagent ils de cet état de stupeur (l’annonce du Corona virus de sa dangerosité et de ses désastres) qu’ils se voient interdit de réagir naturellement pour survivre, en laissant libre cours à leur animalité profonde, sentir, se sentir, se rapprocher, se parler…

Les trois quarts de la population mondiale semble s’être totalement arrêté et se terrer comme le ferait le monde animal, les insectes en particulier devant une tempête, un ouragan, un cataclysme, un feu immense que l’on ne pourrait contenir. Cela n’est pas sans nous rappeler les différents événements qui ont émaillé l’actualité ces dernières années : feux en Australie, des milliers d’animaux pris aux piège, des espèces qui disparaissent pour toujours de la planète, les forêts brûlent en  Suède, la canicule  de 2003, de 2018 et le nombre de décès des personnes âgées, des pipeline éclatent au Mexique et plus près  de chez nous, des usines brûlent et des hangars bourrés de cuves toxiques explosent tout près de Rouen, à Paris Notre Dame brûle, sa flèche s’effondre…   La main de Dieu pourrait-elle ainsi balayer le monde et ne resterait-il alors que ceux qui seraient fidèles à sa parole ? Se terrer comme des milliards de fourmis, surpris, comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, s’enfermer, se protéger, se retrancher, fermer ses portes, être à l’intérieur, ne pas sortir, se regrouper seulement en famille si possible, avec ceux qui nous sont le plus chers, comme une dernière valeur sociale, physique … Se regrouper chacun dans sa tanière, dans un intérieur, fermé, la cellule familiale dans une dernier cercle, une impasse sans coins, protections illusoires, ou une dernière absidiole « corona d’épines », dernière alvéole de respiration comme s’il n’y avait plus d’espace de secours, de vie de secours…



C’est ici, peut-être, déjà   entrevoir sa propre mort, « le réel de la mort », ou une image de sa propre mort jusque-là inimaginable, elle fait effraction dans nos psychismes.


Bien des auteurs de science-fiction, des virologues avertis, des infectiologues renommés, des scientifiques et   experts de l’OMS, des conseillers en stratégies militaires de tous états pouvaient imaginer des crises liées à une pandémie, à une guerre bactériologique, ou encore à une explosion mondiale…  Et chacun de nous pouvait aussi songer que tout cela pourrait se déclencher, sans être expert pour autant en la matière, en rejetant au loin cette pensée insupportable, cet impensable.
C’est bien de cela, ce dont il s’agit, c’est cet impensable qui est entré dans notre vie, cette confrontation avec un réel insupportable, cet impensable  redouté et toujours refoulé qui nous a, dans un premier temps   secoué collectivement,  puis nous a abandonné dans un état de stupeur,  le jour, sonné, titubant, cherchant désespérément des explications, des réponses, des tentatives d’actions en réponse à nos réflexions tourmentées à partir des « Non, ce n’est pas possible ! », « Non , je fais un cauchemar ! », «  Comment aider nos héros,… »,   coincé,  enfermé, confiné, avec une attestation comme seule «  liberté sous conditions »  dans l’ impossibilité de pensée  et / ou  infiltré de réflexions qui n’aboutissent pas, puis  la nuit  cet impensable qui s’infiltre  dans nos rêves comme autant des situations répétées où n’apparaissent pas d’issues.
Aussi, nous pourrions rapprocher, sans aucun doute, nos attitudes actuelles de certaines personnes qui ont subi un traumatisme, elles évoquent souvent des manifestations se traduisant par des comportements d’agitation, des fuites paniques, des réactions mimétiques, des éléments phobiques, des désorientations, des sentiments ou souvenirs intrusifs, des absences d’émotions, une certaine banalisation des événements, le nombre de décès par exemple, des crises de sens de la vie, des insomnies…



Aujourd’hui, la tendance est au repli sur soi, à rester à distance de l’autre, très loin du corps à corps, à sauver sa peau. Qu’en sera-t-il demain ?Confiné, chacun dans son espace, il est certes difficile d’échanger, non pas de manière virtuelle, ou distancié comme on peut le faire au téléphone, sans voir la personne dans ses trois dimensions, ce que l’on pourrait davantage nommer communication même si celle-ci peut être fine, mais nous parlons ici d’échanger, de s’installer dans un vrai échange qui consiste à se voir, se sentir, se ressentir, entendre quelque chose de l’émotion de l’autre, s’entendre au travers de l’autre…


Il nous resterait alors à écouter les experts sur les ondes, ceux qui se donnent comme mission de nous informer, et à suivre les prescriptions gouvernementales (parfois tâtonnantes ou contradictoires malheureusement liées au contexte de pénurie) qui passent en boucle nous exhortant de respecter la distanciation sociale et les règles barrières. Puis de s’extraire d’un présent angoissant vers un futur pas moins angoissant, lors du confinement, le port du masque serait-il nécessaire, le bonjour se ferait-il de loin, qui sera porteur sain ?  Qui n’aura pas développé d’antivirus ? … Les français et quelques pays européens limitrophes ont pratiquement en vingt-quatre heures pris conscience du confinement et l’on nous apprend que nos codes sociaux seraient modifiés à tout jamais, rencontrer l’autre deviendrait il incertain ? (Est-il atteint du covid ?), cela ne nous rappellerait-il pas « les sidaïques » d’un certain leader d’extrême droite ?
Il serait difficile de nier que cette expérience collective n’ait pas touché moralement et psychiquement chacun d’entre nous et on pourrait aussi s’interroger sur l’impact que cela a/aura sur notre psychisme. La peste noire de 1348 et les vagues suivantes ont laissées leur empreinte sur les esprits de l’époque il suffit de se rappeler les peintures de l’époque (cf. La Danse macabre de Bâle, aquarelle de Johann Rudolf Feyerabend (1779-1814), réalisée en 1806 d'après une fresque (de 1440 environ) du couvent des dominicains de Bâle. Historisches Museum, Bâle.)


En effet, nous sommes tous atteints par cette tragédie, de manière différente certes, et pensons plus particulièrement à certaines familles touchées durement.  Cela nous positionne ou re positionne dans nos rapports à nos proches, à nos voisins, à  nos amis, à notre ouverture à la solidarité, à notre position dans la cité, tout cela chahuté par des injonctions institutionnelles, il faut aider ceux qui n’ont pas d’autres choix que de nous aider (ex : les enseignants qui reçoivent les enfants du personnel hospitalier sans masques, sans gants auxquels on a dit qu’il n’y aurait aucune pression aucune demande de justification propositions allusives paradoxales…) mais aussi à nos propres mouvements de culpabilité  réprimés que l’on entend déjà sous la forme «  il y a ceux qui mettent leur vie en danger pour les autres, il  y a ceux qui veulent agir de leur place et s’agite en restant confiné, il y a ceux qui laissent les autres agir,  il y a ceux qui ne veulent pas mettre leur vie en danger pour le bien commun… » nous rappelant ceux qui vont à la guerre, ceux qui suivent sans bien comprendre, les objecteurs de conscience…
Sur un plan psychologique et psychiatrique, les effets d’un tel confinement auront évidemment des effets pour chacun de nous, mais plus particulièrement pour toutes personnalités pour lesquelles on évoquerait une fragilité du Moi et qui ne pourraient ressentir que violemment toutes frustrations, difficultés, ou autres souffrances mentales et en éprouver de fortes répercussions internes et une incapacité à compenser celles-ci dans la vie réelle. On peut penser bien sûr aux dépressifs aux personnes alcoolo-dépendantes, aux toxicomanes, mais aussi à toutes les personnalités psychotiques, les différentes phobies risquent d’être majorées par la peur du mode environnants, les hypocondriaques délirants, mais aussi tous les états anxieux...








Prendre consience
Des réactions solidaires, individuelles et parfois collectives nous rappellent que l’Homme dispose de grandes valeurs morales et qu’il est capable de s’élever mais aujourd’hui malmené dans ses repères pourra-t-il prendre conscience d’un nouveau monde à construire et partager ?
On pourrait nous rétorquer à la première lecture de ce texte, que durant cette période de peur, d’angoisse, d’attente désespérante  d’une inflexion de la courbe du nombre d’entrée/ sortie  en réanimation, on a pu assister aussi à de vraies manifestations positives, désintéressées et on pourrait alors réellement croire que le don de soi des uns envers les autres se hisse aux rangs supérieurs des prédispositions humaines et qu’il ne nous faut pas les évincer et se complaire dans une vision entièrement pessimiste. Il nous faudrait aussi alors croire et espérer qu’une société puisse vibrer de toutes ses énergies, qu’elle est capable de développer individuellement et/ou collectivement de l’écoute, de l’entraide voire même de la compassion pour autrui.  Mais cette renonciation à ses propres intérêts au profit de ceux des autres, terrassant du haut de son destrier blanc les dimensions jugées moralement sombres et basses tels l’égoïsme, l’indépendance et l’indifférence que nos sociétés capitalistes développent et encouragent de manière subtile parfois, pourquoi ne surgissent-elles que lorsqu’une société se sent redevable ? Lorsque la vie est alors jugée comme essentielle et que l’ennemi est à nos portes, l’indifférence se transforme-t-elle soudainement alors en dévouement pour les autres ? Peut-on aller jusqu’à dire que l’abnégation, voire le sacrifice, sont présents en chacun de nous et attendent de se manifester dans ces moments de désespoir ? Peut-on espérer que la perspective serait alors une prise de conscience générale à la sortie de ce confinement ?Toutes ces vies qui auront vécu sous libertés conditionnelles, auront-elles assez de force pour observer la vie sous un autre angle, celui de tendre la main envers son prochain, de voir apparaitre tout ce qu’il y a de plus beau en chacun de nous et de le faire vivre mais aussi de reconnaître alors que l’on ne pourra plus observer nos vies avec les mêmes repères et que beaucoup d’entre nous, nos jeunes comme nos ainés, auront besoin d’une aide à différents niveaux ?
Crier la joie de la résurrection du Christ du fond de son trou à Pâques n’a pas la même saveur que de la ressentir dans le partage chaleureux avec autrui et le muguet aura-t-il encore le parfum doucement citronné du partage du bonheur ? Tous ces repères religieux, païens, culturels auront ils le même poids dans nos représentations ? On a de cesse de nous seriner que nous sommes tous sur le même bateau et que les plus belles énergies, les belles tentatives individuelles désintéressées font le bonheur de l’âme humaine et qu’il nous faut se saisir de chacune de ses bouées lancées au vol dans les flots agités mais l’on ne peut oublier que ce   bateau insubmersible ressemblerait à s’y méprendre à celui du Titanic.


Camus écrivait à la dernière page de son roman La Peste, « (…) que le bacille de la peste ne meurt, ni ne disparaît jamais, qu'il peut rester pendant des dizaines d'années endormi dans les meubles et le linge, qu'il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses (…) ». Ne pourrait-on pas en dire de même pour toutes maltraitances ?Et si encore ces émergences de générosités collectives, qui dépendent de chacun, ensemble de maillons individuels, sont aujourd’hui mises en lumière, on ne peut oublier que dans les endroits les plus sombres, les violences physiques, les viols, les maltraitances psychiques sont majorées par le confinement et que les applaudissements envers les soignants ne peuvent couvrir les cris déchirants d’une  maltraité(e)) et de ses  « collatéraux » émettant le cri de Munch avant de sombrer dans la folie ou basculant dans le silence.
 Et qu’en est-il plus encore de nos patients submergés par leurs démons, leurs peurs irrationnelles, leurs obsessions, leurs craintes angoissantes et injustifiées d'une situation, d'un objet ou de l'accomplissement d'une action, et de bien d’autres maladies, de leurs symptômes et de leurs origines devant un tel désenchantement ? A quel niveau de déséquilibre les trouvera-ton ?







Un monde désenchanté
L’homme se laissera -t-il aller à ses vieux démons, cédera-t-il à la tentation sanguinaire du bouc émissaire pour expier ce que son entendement ne peut supporter.
Pendant les périodes d’épidémie qui ont démarré en 1348, précédées par des temps de famine et de guerres, l’homme, perdu et désespéré, devant cette catastrophe était en recherche d’explications et de responsabilités. Anéanti par le mal qui traversait les pays, il tentait de se débattre, soit en utilisant la fuite en avant pour ne pas se confronter aux problème, soit en tentant de comprendre en s’appuyant sur la pharmacopée connue de l’époque, peu efficace, certains pensaient que des poisons étaient jetés dans les eaux des puits, des fontaines, le médecin cherchait dans une décomposition de l’air le secret de l’épidémie, soit encore en cédant aux mécanismes de l’attribution externe permettant à de vieilles haines de ressurgir et à circonscrire des coupables potentiels rapidement désignés, l’antisémitisme se déchainait, notamment à Strasbourg où 2000 juifs seront alors victimes de pogrom, d’autres encore tournés vers le religieux  et sous le prétexte de  la volonté de Dieu, organisaient   des processions telles les confréries de flagellants
 Ces temps de malheur rapportés par l’historien Georges Duby. (Cf. « Le malheur du temps », Noël Coulet, Chapitre 1 P.14 dans Histoire de France de 1348 à 1852, Georges Duby, Larousse.) ne sont pas les plus anciens. Au IV siècle avant J.C, l’historien Thucydide nous relate la peste d’Athènes qui a tué un quart de la population grecque et Périclès n’y aurait, dit-on, pas échappé.
 Ces temps peuvent nous sembler très lointains et pourtant ils sont si proches.


Bien entendu, notre médecine a fait des progrès immenses et les cas de peste ne pourraient se développer comme au Moyen-Age, les intuitions du Docteur Semmelweis, père de l’asepsie, un quart de siècle avant Pasteur, Pasteur lui-même, et le médecin colonial Yersin (il découvre en 1894 le bacille de la peste) sont passés par là. Et aujourd’hui, il ne s’agit aucunement de remettre en cause les préconisations actuelles et quotidiennes que l’on se doit d’exécuter pour s’opposer à la propagation du coronavirus.


Mais si l’on a, aujourd’hui, isolé le génome du coronavirus, sans en connaitre bien entendu toutes les potentialités de destruction pour l’Homme, et ainsi, en quelques sortes démystifier ce virus, du moins en partie car il ne peut le voir, il reste alors à l’Homme une autre porte de sortie pour ne pas se laisser engluer psychiquement dans l’incompréhension de ce désastre. La fuite ne serait pas utile car la croyance en la découverte d’une molécule anti virale est un espoir concevable.
Il reste alors à l’Homme à entrer dans le champ de la responsabilité, dans la colère, de l’agressivité, non pas directement dans le domaine du réel -celui des difficultés économiques et des responsables politiques qui n’ont pu anticiper l’impensable ni prévoir ce qui allait nous plonger dans cette catastrophe humaine, sociale, économique- mais de se diriger du côté du bouc émissaire.


Grâce aux mécanismes persécuteurs, l’angoisse et les frustrations collectives trouvent un assouvissement vicaire sur des victimes qui font aisément l’union contre elles, en vertu de leur appartenance à des minorités mal intégrées, etc. [1]René Girard précise que toute société primitive a choisi une victime expiatoire tenant lieu et place de pansement, de protection et de catalyseur face à la violence meurtrière. En ce sens, cette victime va en elle-même recueillir toute l’agressivité et soigner le mal (voir à ce sujet le film M Le Maudit d’Orson Wells) mais aussi de protection et catalyseur car chaque fois que la communauté sombrera dans la violence, sous forme symbolique, elle pourra se resouder, se remobiliser. Ainsi se met en place, selon René Girard, le rite du bouc émissaire, dont la vertu première est de transformer le « tous contre tous » en « tous contre un ». Nous sommes aujourd’hui, encore dans le temps de la lutte contre le virus et la crainte d’une deuxième vague est envisagée globalement à l’échelle de la planète ; tous les services de médecine restent complètement sur le pied de guerre. La population demeure dans l’inquiétude la plus complète. Par ailleurs, dans cette période de grandes craintes et d’affolement général, des informations contradictoires nous sont transmises par exemple un certain prix Nobel vient nous dire que certainement la main de l’homme est venue modifier le génome du coronavirus et qu’il s’est propagé à partir d’un laboratoire de Wuhan, d’autres scientifiques et vétérinaires rétorquent que pour certaines espèces animales de telles modifications peuvent avoir lieu. Devant une telle tragédie et une telle cacophonie qui développent en chacun de nous de l’exaspération, l’agressivité, de la colère, l’Homme veut comprendre.





Il semble que pour l’Homme, tous les évènements, tous les obstacles, tous les   accidents qu’il traverse, semblent porter en eux, quelque chose de lui-même, une raison de lui-même.
Et l’expérience vécue, il la traduit comme une nécessaire finalité peut être pour survivre... Mais est-ce que cette façon d’observer cette question lui est suffisante pour lui permettre d’étancher sa soif de comprendre ?
Cependant, il ne cesse de s’interroger sur le sens de sa propre vie qui parfois semble bien lui échapper et perdre toutes directions.
 A la sortie du confinement, certains prédisent des règlements de compte, certains avertissent haut et fort que rien ne sera pardonné, qu’on n’oubliera pas, des rancœurs sont à l’œuvre, la population attend des réponses. Il est à prédire que le choix du/des bouc(s) émissaire(s) seront certainement irraisonnés et l’on ne sait quelle destinée, on leur fera jouer…Qu’en sera-t-il de la sortie de ce confinement ? Nos sociétés seront elles suffisamment matures pour dépasser cette violence primitive ?


En effet, qui pourra nous faire comprendre qu’il nous faudrait ne pas céder à nos instincts individuels associés à d’autres destins identiques mobilisés dans une meute mais plutôt de se diriger vers une mobilisation collective d’ouverture et de compréhension pour tenter de se sortir de cette désolation lorsque nous sommes contraint  aujourd’hui encore  à ne plus embrasser, ni accompagner nos parents, nos anciens dans leur dernier moment de vie et d’imaginer ce qu’ils pensent de nous lorsqu’ils s’éteignent sans nous voir pour une dernière fois… Et puis comment certains de nos patients, déjà en perte de repères, naviguant parfois entre deux mondes pourront-ils faire le choix de s’accrocher à un monde désenchanté ? Ne dit-on pas qu’il faut se méfier de l’eau qui dort ?


[1] Le Bouc émissaire, René Girard, p.61.


Bruno RAMALINGOM, psychologue Unité de psychothérapie

Publié le 30 avril 2020